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Chroniques baroques

6 mai 2011 - vaine ressemblance

Depuis des années maintenant, la visite du Rijksmuseum d’Amsterdam se limite à quelques salles, sur deux niveaux. Des travaux qui s’éternisent, promis régulièrement à un achèvement prochain. La punition n’est pas bien sévère pour le promeneur, puisque ces retards lui donnent le sentiment qu’il se trouve dans un petit musée, « à taille humaine », quasi exclusivement consacré à la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Certains y verraient des limites. Ceux qui me connaissent bien savent que j’y trouve mon bonheur, de façon presque monomaniaque…

Aujourd’hui, juste en face de la monumentale Ronde de nuit de Rembrandt, qui attire presque autant la foule que la Joconde du Louvre, inauguration médiatisée d’une horreur sculptée, comme on en voit désormais dans tous les musées du monde. Je songe, en la regardant dans son énorme vitrine au livre de Jean Clair, L’Hiver de la culture, que je viens de terminer.

Retour en arrière de quelques salles, pour retrouver, comme à chaque visite, les petits formats de Vermeer, les intérieurs d’église d’Emmanuel De Witte et, plus que tout, la grande (88 x 113 cm) nature morte de Willem Claesz Heda (1594 – 1680).

Alors que le baroque italien s’exprime sous le contrôle sévère de l’Eglise catholique, que la France se complaît dans la glorification du monarque sous toutes les coutures, la Hollande concentre sa production artistique dans des sujets en apparence très simples, empruntés à la vie de tous les jours. La peinture hollandaise, reflet de la société qui la suscite et la demande, n’est pas aristocratique, elle est bourgeoise. Au moment où la petite Hollande triomphe sur les mers et s’enrichit grâce au commerce dans un réseau mondial extraordinairement sophistiqué, les maisons des marchands fortunés se parent des images de leur propre réussite.

Heda a peint de nombreux tableaux représentant des objets témoins de cette richesse, souvent disposés avec un soin géométrique sur une table nappée de blanc. Pour les Français cette nature est déjà morte, alors que les anglophones y décèlent une trace de la vie (still life). Question culturelle de point de vue…

Devant ce tableau, je repense au célèbre fragment de Pascal, dans la disposition du manuscrit autographe des Pensées :

Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la
ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux.

Les spécialistes notent que l’absence de ponctuation dans cette phrase détermine son sens. Une virgule après le mot peinture aurait signifié que c’est le principe même de peindre qui serait vain. Mais il n’y a pas de virgule ; la vanité résiderait donc dans une forme particulière de peinture, celle qui reproduit en deux dimensions des objets familiers ne méritant aucune attention particulière.

Ce que Pascal trouve méprisable, au regard de la formidable rigueur de sa mécanique de pensée, ce ne sont pas les portraits (pour traits) des grandes figures jansénistes captés par Philippe de Champaigne, ce sont ces beaux objets disposés sur une table nappée de blanc…

Il est vrai que l’exceptionnelle virtuosité de Willem Heda (regardez le travail sur les reflets produits par la lumière sur des matières différentes) ne s’exprime pas dans l’apologie de la grandeur : un verre Römer, dont le galbe renvoie l’image déformée des fenêtres, une coupe d’argent à la légèreté perceptible par le seul regard, la chair humide d’un citron, un pain émietté… Sur le bord inférieur de la nappe, la signature du peintre, et la date, 1635.

Cependant, quelque chose d’autre que les objets inanimés s’adresse à nous dans ce tableau ; la prouesse technique est d’un intérêt secondaire, mais nous percevons le je ne sais quoi cher à Jankélévitch, si central dans la pensée baroque, qui nous montre la trace d’une présence. Aussi caché que le Dieu de Pascal, c’est l’humain, l’esprit du vivant, qui est le vrai sujet de la toile. En ce sens, nous sommes loin des choses dont on n’admire point les originaux.

Non, cette nature n’est pas morte, elle donne même à voir rien moins que la vie, dans sa richesse et sa fragilité.

(II, 6 mai 2011)

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