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Contrepoint et Chroniques baroques

"Des chansons et des danses inédites pour ressusciter les drames et les joies d'une communauté juive dans la France du nord au 13ème siècle."

Entretien avec Brigitte Lesne, co-directrice artistique de l'ensemble Alla Francesca

Brigitte Lesne et l’ensemble Alla Francesca – dont elle partage la direction artistique avec Pierre Hamon – donneront un concert dans le cadre du festival 2016 de l’Académie Bach. De la chanson médiévale, extraordinairement riche, Alla Francesca nous révèlera un pan totalement ignoré jusqu’ici, celui des communautés juives présentes en pays d’Oïl au XIIIe siècle.

Académie Bach : Brigitte Lesne, bonjour. Avec votre ensemble Alla francesca, vous allez donner, le premier soir du festival de l’Académie Bach 2016, le mardi 23 août à 22 heures, en l’église d’Hautot- sur-mer, un concert intitulé « Au Roi des Kéroubims – Juifs et Trouvères au XIIIème siècle ».

Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est un trouvère dans le monde médiéval ?

Brigitte Lesne : Le trouvère est le poète-musicien, le « trouveur » de chansons, qui vivait dans le nord de la France et s’exprimait en langue d’oïl, par opposition au troubadour qui vivait dans le sud et s’exprimait en langue d’oc  (« oïl » au nord, et « oc » dans le sud  signifiant tout simplement « oui »). Géographiquement, les trouvères se situaient donc au nord de la Loire, principalement en Normandie, Picardie, Artois, Flandre et Champagne, très large région regroupant bien sûr des parlers différentiés. Si les troubadours ont précédé dans le temps les trouvères, une thématique commune cependant les réunit : l’expression de l’amour courtois, la fin’ amor.

AB : Merci pour ce rappel sur les trouvères. Vous proposez d’associer ces poètes-musiciens à la communauté juive du royaume de France au 13ème siècle. Que sait-on de cette dernière ?

BL : Pour répondre à cette question, je souhaiterais tout d’abord vous dire quelques mots sur la naissance de ce projet, avant lequel je n’avais aucune idée de ce que pouvait être la vie et le répertoire musical d’une communauté juive au 13e siècle ! J’ai été contactée par Colette Sirat, grande spécialiste des manuscrits hébraïques, qui a notamment été en charge de leur inventaire à la Bibliothèque Nationale de Paris. Au fil de ses recherches, Colette avait repéré quelques chansons sans écriture musicale, mais deux d’entre elles possédaient néanmoins un incipit musical ou timbre (à chanter « sur l’air de ») ; -il convient d’indiquer que le répertoire musical juif s’est transmis par tradition orale et n’a pas été noté avant le 16ème siècle-. Ayant ainsi constitué un corpus de chansons hébraïques, trois en hébreu, trois en langue d’oïl, et deux où alternent les deux langues, Colette m’a demandé si je souhaitais en tenter la reconstitution : le défi était de taille, puisque, sur le groupe de 8 chansons, 6 n’avaient ni notation, ni incipit… Mais l’aventure m’a immédiatement passionnée.

Concernant les juifs en France au 13ème siècle, Colette m’apprit que de nombreuses communautés vivaient dans le nord de la France, et particulièrement en Champagne. La ville de Troyes s’était particulièrement distinguée avec le grand penseur Rachi (1040-1105) resté célèbre pour ses commentaires de la Bible et du Talmud. Ces communautés, réunies autour de la synagogue, rassemblaient en général une trentaine de familles, soit autour de 150 personnes, et on en comptait environ 150 en Ile-de-France et en Champagne. Toutes ces personnes s’exprimaient en langue d’oïl, l’hébreu étant réservé à la prière et aux études.  Juifs et chrétiens ont vécu longtemps en bonne entente, mais le climat se détériora peu à peu notamment sous l’influence des croisades, et également à la suite d’accusations de meurtres rituels, qui engendrèrent persécutions et expulsions. Le Talmud sera brûlé sous le règne de Louis IX, et de nombreux juifs vont être condamnés au bûcher, pour aboutir aux terribles massacres de 1348 avec l’arrivée de la Grande Peste, les juifs étant accusés d’être les propagateurs de l’épidémie. Mais notre programme se situe quelques décennies plus tôt…

AB : Vous venez de nous rappeler ce qu’étaient les trouvères et les communautés juives dans les années 1200 et quelques. Comment s’est établi le lien entre le travail des uns et les textes des autres ?

BL : Le premier texte sur lequel Colette Sirat m’a proposé de travailler est un poème liturgique relatant les persécutions subies par les juifs dans le royaume de France au 13ème siècle, intitulé Shalfu tzarim. A la fin du texte, une mention indique : « à chanter sur l’air de la Vadurie ». Cette Vadurie avait déjà été identifiée par des spécialistes comme étant une chanson du trouvère Moniot de Paris (actif en Île de France au milieu du 13ème siècle), et en effet, l’adaptation de la mélodie au texte hébraïque s’est révélée tout à fait convaincante, et constituait la preuve que certains poèmes hébraïques étaient bien chantés sur des musiques de trouvères. L’autre chanson notée avec un incipit musical, est un chant pour shabbat : « Deror yiqra », sur un poème datant du 10ème siècle. Ce chant de shabbat est d’ailleurs encore chanté aujourd’hui, avec des musiques différentes selon le lieu d’implantation des communautés juives. L’incipit de notre version (« Tuit cil qui vont enamoral ») fait référence à une mélodie que l’on trouve dans deux manuscrits du 13ème siècle : sous la forme d’un refrain dans « la Cour de Paradis », poème anonyme qui décrit une fête organisée au ciel par Dieu, et sous la forme d’un motet dans le « Manuscrit de Montpellier », qui regroupe une des plus célèbres collections de motets de la période de l’École Notre-Dame de Paris. Une chance donc, de disposer de deux sources pour reconstruire la deuxième chanson qui comportait un incipit !

AB : Et quel a été le travail pour les six autres textes retrouvés par Colette Sirat ?

BL : Eh bien, il s’est agi, le plus minutieusement du monde, de chercher des chants de trouvères dont la structure métrique puissent être adaptée sur celle des textes hébreux. Tout en essayant évidemment de trouver des mélodies qui puissent correspondre au caractère des textes. Inutile de vous dire que c’est un travail passionnant – se plonger dans les splendides manuscrits que sont les chansonniers du 13ème siècle est un vrai plaisir –, mais qui demande un temps infini, et la plus grande patience…

AB : Hormis le premier chant dont vous nous avez parlé, et qui, par son dramatisme, est effectivement très spécifique de la vie des communautés juives, est ce que les autres textes recouvrent des thématiques particulières ou est-ce que l’on retrouve les grands thèmes utilisés par les trouvères ?

BL : Ce sont des chants destinés à être chantés soit à la synagogue, soit à la maison : pour le Nouvel An, la fête de Pessah, un autre célèbre la sortie d’Egypte, on trouve aussi le récit du supplice de treize juifs condamnés au bûcher par l’Inquisition, et deux chansons de mariage. Les sources hébraïques sont donc très variées. Tout comme les lieux où sont conservés ces manuscrits (Londres, New York, le Vatican…), ceux-ci étant malheureusement trop peu nombreux, évidemment, en regard des textes chrétiens de l’époque. Quelques compositions de trouvères viennent compléter ce programme : deux chansons d’amour du trouvère Mahieu le Juif – qui déclare dans l’un de ses poèmes s’être converti au christianisme pour l’amour de sa dame –, deux chants anonymes sur un épisode biblique de la vie de Joseph, et quatre mélodies du trouvère Moniot de Paris, restituées sous forme de danse.

Des chansons et des danses inédites pour ressusciter les drames et les joies d’une communauté juive dans la France du nord au 13ème siècle. Mélange de langues et de cultures, mélange de sonorités instrumentales : nous espérons réussir à faire voyager l’auditeur dans cet univers si lointain et si poignant !

AB : Brigitte Lesne, avant de vous remercier, peut-on connaître vos prochains projets ?

BL : Nous nous sommes intéressés à l’autre versant de la lyrique courtoise, celui d’oc, avec un programme consacré aux troubadours. Nous travaillons également sur le thème de la Grande Peste du milieu du 14ème siècle, avec une collection de chants de flagellants et de Minnesänger, ainsi que des chants de Guillaume de Machaut qui a survécu au fléau et en a décrit les ravages. Enfin, un programme sur le thème de la danse sous le règne de Louis IX. Et je travaille bien sûr par ailleurs sur les musiques sacrées médiévales avec l’ensemble Discantus.

Propos recueillis par Philippe Houbert

En savoir plus : 

Au Roi des Keroubims
Concert le 23 août 2016 à 22h, à l’église d’Hautot-sur-Mer (76), dans le cadre du Festival de l’Académie Bach.

Alla Francesca – Site Internet de l’ensemble

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