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Contrepoint et Chroniques baroques

Bach à Glauchau
Liebster Jesu, wir sind hier

Entretien avec Florence Rousseau, Loïc Georgeault & James Lyon

Florence Rousseau et Loïc Georgeault sont artistes associés de l’Académie Bach depuis 2007. Dans le cadre de cette collaboration, ils participent régulièrement aux concerts du festival et proposent des voyages culturels à la découverte des plus beaux orgues historiques. La prochaine destination sera le sud de l’Angleterre, du 1er au 5 juillet 2018.

Ils vous présentent ici, accompagnés du musicologue James Lyon, le disque qu’ils ont enregistré sur l’orgue historique de Glauchau (Allemagne), récemment paru chez le label l’Autre Monde. Cet enregistrement a été co-produit avec l’Académie Bach, dans le cadre d’une campagne de financement participatif.

© Robin .H. Davies

Académie Bach : Florence et Loïc, le CD que l’Autre Monde publie ces jours-ci nous parvient quelques semaines seulement après la date que les historiens considèrent comme celle qui a fondé la Réforme, à savoir l’affichage sur la porte du château de Wittenberg des 95 thèses contre le commerce des indulgences par Martin Luther, le 31 octobre 1517, soit il y a 500 ans à quelques semaines près. Je crois que le choix des œuvres opéré par vous pour ce disque est en très étroite relation avec cette date et ce qu’elle signifie, comme influence de la Réforme sur l’œuvre de Bach d’une façon générale, mais particulièrement celle pour orgue. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Loïc Georgeault : Le programme de ce disque peut effectivement être perçu comme une illustration de l’importance capitale et même tout à fait fondamentale que la Réforme a pu avoir dans l’œuvre de Bach. On peut dire que ce compositeur est un « fils de la Réforme » ou du moins de l’univers culturel qu’elle a pu engendrer ; il est « né dedans » en quelque sorte. Il suffit de se rendre à Eisenach, sa ville natale, pour s’en rendre compte : l’église même où l’enfant Johann Sebastian a été baptisé se situe en contrebas du fameux château de la Wartburg où, environ 160 ans auparavant, Luther avait trouvé refuge pour quelques mois et débuté sa traduction du Nouveau Testament.
Ce rapprochement géographique, à la fois émouvant et saisissant, me semble illustrer combien Bach appartient à un univers marqué par la Réforme. Ajoutons à cela que quand Bach est né, le corpus de Kirchenlieder (cantiques) créés dans le cadre de la Réforme était déjà très conséquent, tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Ces Kirchenlieder ont été, comme pour bon nombre de ses contemporains et coreligionnaires, constitutifs de la culture musicale et spirituelle de son temps.

James Lyon : J’aimerais nuancer et compléter le point de vue de Loïc à partir de la question plus fondamentale « Bach était-il luthérien ? »
Il y a incontestablement un piège dans cette question tant elle a été rebattue. D’abord, que signifie cet adjectif « luthérien » que Martin Luther lui-même n’aurait guère apprécié ? À la mort du Réformateur, en 1546, et peut-être même avant, toute sa pensée théologique était déjà quelque peu mise en cause, voire déformée, par ses propres disciples. Luther était un visionnaire et, certainement, déjà plus un philosophe qu’un théologien au sens médiéval du terme. Le Piétisme du XVIIe siècle a constitué un prolongement de sa quête, de sa christologie. Bach, dont l’esprit de curiosité rejetait toute forme d’académisme, avait compris la synthèse entre l’enseignement de Luther et celui des diverses formes du Piétisme. Il a su l’incarner magistralement dans toute son œuvre. Ce faisant, il a restauré l’enseignement paulinien tel que Luther et quelques autres de ses « descendants » l’avaient saisi en profondeur. Il fut peut-être « luthérien » du point de vue des usages cultuels de son temps – bien qu’il ait été souvent en opposition avec eux – mais non strictement en tant que compositeur qui transcende les formes qu’elles soient théologiques ou musicales. Son héritage se situe bien au-delà.

AB : Pourriez-vous nous faire part de ce qui vous a conduit à la conception générale de ce disque ?

Florence Rousseau : L’idée d’enregistrer ce programme a germé au cours des nombreux séjours de repérage que nous avons entrepris en Saxe dans les années 2008 à 2010 afin de préparer un voyage culturel dans le cadre des activités de l’Académie Bach. Nos premières rencontres avec les merveilleux instruments construits dans cette contrée par Gottfried Silbermann ont été un choc : nous avons d’emblée été touchés et émus par ce mélange de simplicité et de force qui émanent de ces orgues.

LG : Nous étions déjà alors tous deux depuis longtemps très sensibles au monde du choral, avant tout certainement par tempérament personnel, mais aussi par intérêt pour les nombreux liens que ce genre musical permet de tisser : les liens texte-musique bien sûr, et aussi ceux qui relient les mélodies-sources, leurs auteurs, les auteurs des textes et finalement des multiples versions de choral qui leur feront écho ; et par-dessus tout il y a le lien poétique entre une « mélodie-source », déjà riche de sens, et les polyphonies plus ou moins complexes qu’elle va susciter à travers la forme du « choral ».

FR : En 2009, nous avons aussi fait la connaissance de James Lyon ; en tant qu’hymnologue, il s’est spécialisé dans l’étude des sources du cantique luthérien ; cette rencontre a été déterminante pour nous et cela a renforcé notre intérêt pour cet univers passionnant.

AB : Parlons maintenant plus spécifiquement du programme que vous avez choisi…

FR : Notre programme est conçu comme une progression entre deux pôles : les cinq versions de Liebster Jesu, wir sind hier (Bien-aimé Jésus, nous sommes ici) en constituent le point de départ, et le prélude et fugue en ut majeur (BWV * 545) l’aboutissement.
Le Kirchenlied « Liebster Jesu » sonne pour nous comme un appel à se rendre disponible à la Parole divine, alors que le prélude et fugue final, par sa construction magistrale, donne un sentiment d’achèvement et d’accomplissement. Entre ces deux pôles, l’auditeur est convié à un cheminement émotionnel et spirituel. Les œuvres interprétées dans ce disque constituent alors les différentes étapes de ce que l’on pourrait appeler un « progress » pour lequel Bach jouerait en quelque sorte le rôle de prédicateur.

LG : J’aimerais ajouter que Florence et moi assumons pleinement la part de subjectivité qui a présidé au choix des œuvres et à leur ordre de succession dans ce disque. Je veux dire par là que les liens que nous avons tissés entre ces œuvres ne sont pas forcément de l’ordre de la logique, mais répondent plutôt à un besoin de bâtir un cheminement poétique faisant écho à la complexité des élans intérieurs qui nous animent tous quotidiennement et dans lesquels chacun de nous peut se reconnaître « ici et maintenant ». En cela, nous partageons pleinement le point de vue de James quand il compare la musique de Bach à un « mythe sonore » ; nous ne nous inscrivons ni dans une démarche de restitution historique, musicologique, ni dans une recherche de liens logiques entre les œuvres ; ce qui nous préoccupe plutôt, c’est de créer une dramaturgie, de raconter une histoire, comme si ces pièces étaient des motets sans paroles.

AB : James, dans votre texte très développé et instructif élaboré pour le livret du disque, vous parlez de la synthèse d’une musique de lecture et d’une musique de prédication. Comment caractériseriez-vous ces concepts et cette synthèse ? Peut-être en les illustrant au travers des cinq versions différentes du choral Liebster Jesu, wir sind hier.

JL : Les concepts de « musique de lecture » et de « musique de prédication » s’interpénètrent. Le premier évoque une mise en perspective immédiate entre la forme poétique et mythologique du texte biblique et sa simple transcription musicale (Cantionalsatz ou pure harmonisation). Le second, plus élaboré, a pour objectif d’expliquer, de commenter, de développer, d’enrichir les références scripturaires. Au sein du Gottesdienst (messe luthérienne ou culte), un véritable dialogue s’établit entre les deux expressions. Elles impliquent une double participation par l’échange entre la communauté (Gemeinde) et le prédicateur (Prediger). La « musique de lecture » et la « musique de prédication » sont solidaires en matière d’herméneutique, à savoir de compréhension émotive du sens inhérent à la Parole (Wort). L’une suscite l’autre. L’une contient des éléments de l’autre. Cette dualité complémentaire fonde la musique d’église allemande (Kirchenmusik), dans la plupart de ses expressions, depuis le premier Kantor Johann Walter (1496-1570) jusqu’à nos jours.

LG : Oui je crois qu’il n’y a pas de frontière stricte entre « musique de lecture » et « musique de prédication ». En effet, dès lors qu’un musicien ajoute ne serait-ce qu’une voix à la mélodie pré-existante d’un Kirchenlied de manière à former un bicinium (contrepoint à deux voix), il réalise déjà un commentaire de cette mélodie-source ! On pourrait même affirmer que la mélodie-source du Kirchenlied est déjà, à elle seule, une prédication : elle met en lumière, elle objective, un faisceau d’élans intérieurs dans lesquels tout auditeur pourra en partie se reconnaître, consciemment ou pas.

FR : Ce qui est très intéressant, c’est d’observer effectivement comment les cinq versions du Kirchenlied « Liebster Jesu » se distinguent les unes des autres :
Dans la version BWV 706, nous nous rapprochons ici davantage d’une musique de lecture : il s’agit d’une simple harmonisation de la mélodie. Mais les voix ajoutées à cette mélodie-source sont déjà comme des commentaires de celle-ci, notamment le chant du ténor aux deux dernières mesures…
La version suivante (BWV 633), par le procédé du canon, évoque un profond sentiment d’adhésion à la Parole Divine et un désir d’être attaché à elle.
Le trio BWV 754 met en avant le sentiment de joie qui découle de cette adhésion de cœur à la Parole.
Le choral orné BWV 731 semble traduire quant à lui, dans un ton piétiste, et dans de multiples nuances qui seraient intraduisibles avec des mots, le chant et le cheminement d’une âme qui tend vers la Vérité divine. Par « piétiste », je veux évoquer ici le piétisme originel d’un Speener empreint d’un désir authentique d’intériorité et de sincérité. Pour nous le terme de « piétiste » n’a rien à voir avec ce côté un peu trop « mielleux » qu’on a pu lui donner, à tort, par la suite.
Enfin, la version BWV 730 évoque une adhésion collective et communautaire qui suscite cette fois une joie dont l’expression s’extériorise, en contraste avec le choral orné précédant.
Ce qui est passionnant, c’est de voir que toutes ces versions, pourtant si différentes les unes des autres, loin de se contredire, se complètent. Chacune d’elles traite d’un aspect déjà potentiellement présent dans la mélodie-source.

AB : L’un des grands moments du disque est la Fantaisie et fugue en ut mineur BWV 537.
James, vous développez votre analyse en disant que cette œuvre se réfère à l’opposition que Saint Paul établit entre « la mort au péché » et « la mort par le péché ». Qu’est-ce que ceci signifie du point de vue musical ?

JL : Martin Luther a fondé sa théologie en référence à l’apôtre Paul. Il a placé l’accent d’importance sur le fait que l’homme est « en même temps juste, en même temps pécheur ». « La mort au péché » constitue l’aboutissement victorieux d’une démarche que, par exemple, la fugue peut sublimer tandis que, en toute connaissance de cause, le problème de « la mort par le péché » peut être traité dans la première partie de la fantaisie. Mais, là encore, il serait vain de séparer logiquement ces deux états. Humainement, ils s’interpénètrent en permanence. Ainsi, le lien ténu entre la quinte et la seconde mineure est-il de nature non seulement à l’exprimer mais aussi à le commenter. C’est ainsi que l’herméneutique de la musique se justifie car cette dernière revêt un sens. Dans ses Fondements de la musique dans la conscience humaine (1943/61), le chef d’orchestre et théoricien de la musique suisse Ernest Ansermet (1883-1969) a parlé d’« éthique », ce qui est une autre façon de comprendre en quoi consiste, entre autres, la musique de Bach.

AB : Vous avez retenu le Prélude et Fugue BWV 895, dont l’authenticité est douteuse. Pour quelles raisons ?

FR : Il nous a semblé intéressant de rapprocher ce prélude et fugue des différentes versions du choral Wer nur den lieben Gott, là encore, pour des raisons d’ordre poétique. Pour nous, ce prélude et fugue traduit assez bien l’ethos qui caractérise le Kirchenlied dont la mélodie est déjà, pour nous, symboliquement, toute une aventure ! Son ambitus, les intervalles qui y sont déployés, le choix des finales et des modes : tous ces éléments ne sont pas neutres et ont un sens psychologique sous-jacent. Cette mélodie qui fut juste psychologiquement pour son auteur l’est encore pour nous au XXIe siècle et vient faire écho, par analogie, à nos mouvements intérieurs.
Dans les trois versions présentées ici, Bach met en avant des aspects certes différents mais tous déjà contenus dans la mélodie-source. De manière analogue à ce que nous avons exprimé plus haut au sujet des différentes mises en musique de Liebster Jesu, ces trois versions ne se contredisent pas, elles se complètent. Pour nous, la pièce libre jouée au début est conçue comme un prologue, une façon de se mettre dans la Stimmung ** et de mieux se préparer à la dramaturgie des œuvres suivantes.

AB : L’un de mes coups de cœur en écoutant ce disque l’a été à l’écoute du choral BWV 709 Herr Jesu Christ, dich zu uns wend. Pouvez vous nous parler de cette œuvre ?

FR : ce choral orné est si touchant ! Tout comme le choral orné Liebster Jesu BWV 731, il revêt un ton piétiste, empreint de sincérité et de profondeur. Je crois que ce qui nous touche plus particulièrement, c’est que Bach arrive à rentrer dans l’intimité de nos cœurs d’une façon si bouleversante.

AB : Ces œuvres ont été enregistrées sur l’orgue Silbermann de la Georgenkirche (église Saint-Georges) de Glauchau. Comment avez-vous connu cet instrument ?

FR et LG : Nous avons connu cet instrument en effectuant l’un de nos repérages en vue de préparer, pour l’Académie Bach, le voyage culturel en Saxe qui s’est déroulé en juillet 2010. C’est précisément cet instrument qui a servi de modèle à Jürgen Ahrend pour la construction du célèbre orgue de l’église des Jésuites à Porrentruy (Suisse) en 1985. Pour la petite histoire, c’est cet orgue de Jürgen Ahrend que Jean Boyer a choisi pour enregistrer les chorals de Leipzig en 1988. Cet enregistrement a d’ailleurs toujours été une source très inspirante pour nous ; et sur le plan instrumental, nous étions curieux de connaître l’instrument germanique qui avait servi de modèle.
Lorsque nous avons découvert ce Silbermann de Glauchau, ce fut un vrai coup de cœur ! Les timbres se déploient avec beaucoup de grâce et de naturel dans l’acoustique ; et en même temps, il y a un côté simple, sincère et touchant qui se dégage de cet instrument.

Propos recueillis par Philippe Houbert

* BWV : abréviation pour Bach Werke Verzeichnis, ou catalogue des œuvres de Bach, réalisé par le musicologue allemand Wolfgang Schmieder dans les années 1950.
** Stimmung : terme difficile à traduire, qui englobe l’atmosphère, l’humeur, le sentiment.

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