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Chroniques baroques

18 octobre 2011 - illusions jésuites (1)

Esthétique de la variété et de l’irrégularité, le baroque historique, celui du XVIIe siècle, soumet le monde qui l’entoure à un questionnement permanent. Créé, défendu et imposé violemment si besoin par l’Eglise, l’ordre ancien est sapé par les changements fondamentaux qui se succèdent de plus en plus vite, suscitant une véritable « révolution de la condition humaine » *. L’équilibre des siècles précédents ne tient plus qu’à un fil, et seule la peur, omniprésente, bride les paroles et les idées. Tous les esprits du temps gardent en mémoire le supplice de Giordano Bruno, brûlé à Rome en 1600, et celui de Lucilio Vanini, torturé et brûlé vivant à Toulouse en 1619, condamnés tous deux non pour des actes, mais pour des idées. Ces exemples effrayants, impardonnables, endiguent (provisoirement) le cheminement et surtout l’expression de la pensée ; les esprits éclairés apprennent comment ne pas aller trop loin, un Cyrano de Bergerac comme un Théophile de Viau jouant en permanence avec le danger en utilisant habilement le langage codé de la fiction et de la licence poétique. Cette distance ne suffira d’ailleurs pas, car Théophile fut lui aussi condamné au bûcher en 1623, brûlé en effigie, emprisonné durant deux ans ; sa peine sera finalement commuée en exil perpétuel. Descartes lui-même, dont le projet originel vise à démontrer par la raison l’existence de Dieu, frise l’hérésie en découvrant au fil de son parcours intellectuel à quel degré la matière est constitutive de l’humain. Pour justifier in extremis la possibilité du lien avec Dieu, et se sauver du risque du bûcher au prix de l’amoindrissement irréparable de sa pensée, il trouve le subterfuge de la glande pinéale, point de jonction providentiel entre le corps et l’âme. Comme nombre de ses contemporains, Descartes échappe à l’incertitude par le recours à l’illusion.

L’illusion irrigue tout le XVIIe siècle ; en peinture, où elle apprend à tromper l’œil grâce à la virtuosité toujours renouvelée des artistes (cf II, 6 mai 2011); en musique, avec l’évolution des principes d’accord des instruments, sur laquelle je reviendrai prochainement ; mais aussi dans les textes, où la ligne de partage avec la réalité s’avère extrêmement ambiguë, dans l’Illusion comique de Corneille, les Songes de Quevedo ou l’Iter extaticum d’Athanasius Kircher.

Ce dernier est particulièrement intéressant, dans la mesure où il pousse l’illusion à son point ultime, afin de maintenir coûte que coûte l’ordre établi. Jésuite d’origine allemande, Kircher passe la plus grande partie de sa vie à Rome, proche notamment du pape Urbain VIII. Propagateur des idées issues du concile de Trente, il touche à tout, la Chine, la musique, les hiéroglyphes, la Tour de Babel, le magnétisme, les volcans, etc. Dans les nombreux livres qu’il consacre à ces sujets, largement diffusés à l’époque par le réseau jésuite, Kircher ne poursuit pas la vérité au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; il n’a qu’une règle, confirmer les thèses de l’Eglise de Rome. Notre homme de « science » est un illusionniste infatigable, qui met son savoir au service du dogme, quitte à inventer purement et simplement lorsqu’il l’estime nécessaire, c’est à dire souvent. Une sorte de Beria baroque… Nous serons sans doute amenés à reparler régulièrement de lui, tant son influence occulte a été présente durant tout le XVIIe siècle.

Née du doute, celui-là même qui constitue le fondement de la méthode cartésienne, l’illusion constitue une réponse efficace, quoique provisoire, à ce doute et au désarroi qui l’accompagne.

Certains en feront un système. Je pense notamment à un autre Jésuite, Andrea Pozzo (1642-1709), maître de l’illusion monumentale peinte. A la différence de Kircher, Pozzo n’agit pas en faussaire. Son art de l’illusion s’appuie sur une connaissance approfondie de la géométrie et de la perspective, toujours au service de la plus grande gloire de Dieu. C’est bien de gloire qu’il s’agit dans son œuvre la plus impressionnante, le plafond monumental de l’église Sant Ignazio à Rome. Faisant face à une ravissante petite place en arc de cercle, bordée de maisons ocres et jaunes agencées tel un décor de théâtre, l’église fut édifiée en 1626 après la canonisation d’Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus.

Pozzo y intervient plus tard, en 1685, pour peindre sur la voûte, avec les élèves de son atelier, une gigantesque fresque représentant l’arrivée dans les cieux d’Ignace, entouré d’une foule d’anges, de figures allégoriques, de Jésuites illustrant l’action de la Compagnie sur tous les continents. Flottant dans l’azur, portant une croix qui semble légère comme une plume, le Christ accueille le saint.

 

La maîtrise de la perspective est éblouissante **. Le regard est comme aspiré par l’élévation et la force du vide. Pozzo transforme l’architecture de l’église en édifice à ciel ouvert, habité d’une multitude de personnages, point de passage entre l’humain et le surnaturel. L’agencement des personnages les uns par rapport aux autres est proprement stupéfiant, résultat d’un imposant travail géométrique préparatoire réalisé par l’artiste et conservé soigneusement dans les archives des Jésuites.

L’illusion cependant, si minutieuse soit-elle, ne saurait être parfaite. Tout le travail de Pozzo bute sur une réalité : le rendu de la perspective n’est envisageable que par la déformation des objets représentés, et cette déformation est fonction du point de vue retenu par le peintre. Si le point de vue change, l’illusion est faussée et l’œil perçoit avant tout la déformation. Pour ce qui concerne Sant Ignazio, il y a dans l’église un point, et un seul, à partir duquel le mouvement voulu par le peintre est pleinement perceptible, à la verticale du saint, matérialisé par un cercle au sol dans lequel le visiteur doit se placer avant de lever les yeux.

Le point d’aboutissement de l’illusion baroque, poussée au plus loin par un Pozzo, aboutit en définitive à une impasse. A la différence de Kircher, Pozzo use de la science (ici, la géométrie) pour créer l’illusion, non pour lui faire apporter des réponses conformes à la norme canonique. Mais l’illusion, si elle n’est visible qu’à partir d’un seul point de l’univers, met avant tout en évidence le fait qu’elle n’est qu’une illusion…

Nous n’en avons pas fini avec Pozzo, je reviendrai à lui dans la prochaine chronique.

Donc : à suivre…

(IV, 20 juillet 2011)

 

* Jean Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil 2002. Un livre passionnant.

** Pour afficher la fresque en grand format :
http://jordansastoundingblog.files.wordpress.com/2010/10/santignazio_-_affresco_soffitto_-antmoose.jpg

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