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Chroniques baroques

18 octobre 2011 - illusions jésuites (2)

Le point de départ pour notre Chronique d’Anna Magdalena Bach, c’était l’idée de tenter un film dans lequel on utiliserait la musique, ni comme accompagnement, ni non plus comme commentaire, mais comme une matière esthétique

Les réalisations monumentales d’Andrea Pozzo, à Rome comme à Vienne, s’appuient sur un travail théorique considérable, consigné dans un traité sur la perspective, publié à Rome en 1693, puis traduit et diffusé un peu partout (y compris en Chine, terre promise de l’évangélisation au XVIIe siècle), par le réseau jésuite. Avec un luxe de détails extraordinaire, Pozzo y expose la méthode qui lui a permis de réaliser les tours de force évoqués dans la précédente chronique. La peinture ramenée à la perfection géométrique.

 

 

Mais Pozzo, prosélyte d’une spiritualité baroque imprégnée des objectifs de reconquête de la Contre-Réfome, ne se limite pas à cela. En héritier orthodoxe du Concile de Trente, il intègre aussi les enjeux de son temps, et au premier rang de ceux-ci, le théâtre, pour les mettre au service de la foi catholique. Certes, le divertissement théâtral est condamné par l’Eglise, dans la mesure où il véhicule, dit-on, des idées pouvant conduire à la lascivité et à la débauche. Il ne faut cependant pas oublier qu’il est aussi instrumenté par le catholicisme, et ceci très tôt. Avant même la naissance de l’opéra, le XVIIe siècle s’ouvre avec la Représentation de l’Âme et du Corps, de Cavalieri, donnée à Rome dans le cadre de l’année sainte. L’oratorio, genre nouveau, marque ainsi l’entrée du théâtre à l’église, dans un esprit de pragmatisme bien compris. Les Jésuites iront plus loin, intégrant la pratique théâtrale dans les collèges qu’ils implantent dans tous les pays catholiques et qui forment les élites des temps futurs.

C’est aussi ce que fait Pozzo, dans le monument qu’il conçoit et réalise pour abriter les reliques d’Ignace de Loyola à l’église du Gesù, à Rome. L’autel, énorme, est surmonté de colonnes supportant un fronton, semblable à un encadrement de scène. Au dessus de bas-reliefs représentant les épisodes majeurs de la vie du saint, un tableau le représente en humble « soldat du Christ », agenouillé devant celui-ci. Mais lorsque la « représentation » commence, un mécanisme de contrepoids met la toile en mouvement et la fait descendre lentement, découvrant alors une statue de Loyola en majesté, d’or et d’argent, couverte de pierres précieuses, dans une mise en scène qui n’est pas sans évoquer les apparitions à machines des personnages d’opéra.

Un autre travail de Pozzo mérite encore notre attention pour ce qu’il révèle du rapport baroque à l’illusion. Toujours au Gesù se trouvent les appartements dans lesquels Loyola passa les dernières années de sa vie ; des salles de dimensions très modeste, dans lesquelles sont conservés aujourd’hui encore des objets ayant appartenu au fondateur de la Compagnie de Jésus. En antichambre, un corridor long de quelques mètres, peint par Pozzo et ses élèves, accueille le visiteur.

Contrastant avec l’austérité des chambres de Loyola, le corridor est un écrin couvert de décors, du sol au plafond. Dans la pensée de Pozzo, qui incarne le principe selon lequel il n’existe qu’un seul point de vue valable, celui de l’œil catholique, le corridor est conçu pour être vu valablement d’un seul point, situé au centre de la pièce. De ce point, le visiteur aperçoit des personnages qui semblent sortir du mur, dans un mouvement plein de vie. Issus du pinceau de l’artiste, ils quittent le monde en deux dimensions de la peinture pour faire irruption dans notre réalité, en trois dimensions.

Mais lorsque le visiteur fait quelques pas de plus, quittant le point de vue idéal voulu par Pozzo, l’illusion se dérobe. Vus de face, les personnes sont difformes, le charme est rompu.

La technique utilisée par Pozzo, à Sant’ Ignazio comme dans le corridor du Gesù, est celle de l’anamorphose ; par une maîtrise très poussée de la géométrie et de la perspective, elle permet, par une déformation volontaire, de créer l’illusion du réel, avec une contrainte extrêmement rigide, celle du point de vue. Un endroit et un seul donne à voir le réel. Ceci rejoint bien sûr la vision théologique du monde que j’évoquais plus haut ; le cadre de pensée établi par les religions révélées repose sur la certitude que leur point de vue est le seul véritable.

Il y a dans cette approche, parfaitement maîtrisée au plan technique, quelque chose de dérangeant, du fait justement de cette unicité de point de vue, ô combien emblématique d’une pensée construite sur l’affirmation d’une seule vérité. Une autre façon de dire « hors de l’Eglise, point de salut ». Andrea Pozzo meurt en 1709 à Vienne, où s’écrivent alors les pages finales du baroque catholique, bientôt écrasé par la surcharge décorative de son avatar esthétique, le rococo.

Son art, dans sa virtuosité, est celui de la fin d’un monde.

(V, 18 octobre 2011)

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